Le domaine des grands saules L'ARRIVEE La demeure était claire, peut-être blanche. La nuit tombait, et la proximité des grands arbres pouvait être trompeuse. Elle n' avait que deux étages, mais sa stature et sa forme massive la rendaient imposante. J'aimais bien la position de l'escalier, sur la façade avant. Il filait discrètement vers la droite, en pente douce, jusqu'à l'angle de la bâtisse. C'était heureux de l'avoir pensé ainsi, car un escalier monumental face à vous, avec une telle façade, cela m'aurait donné envie de faire directement le tour de la maison pour chercher une autre entrée. Celle des fournisseurs ou des artistes, celle où l'on vous accueille avec simplicité et chaleur, sans rien attendre de vous que ce que vous étiez venus apporter. Mais cet escalier-là, recouvert de vigne vierge et de lichen, m'inspirait confiance. La rampe de pierre était brossée et accueillante, son contact agréable car elle était douce, poreuse et encore engourdie de la chaleur de la journée écoulée. Je gardai ma main posée sur la pierre jusqu'à la dernière marche, comme pour saluer la demeure qui allait m'accueillir et m'héberger durant plus d'une semaine. Arrivé devant la porte en bois exotique sculpté, je tentais de distinguer les détails des motifs floraux qui ornaient le battant de droite, celui-là même que baignait déjà un peu la douce clarté d'une lune presque parfaitement ronde, quand soudain un petit tintement métallique retentit et la porte s'entrouvrit doucement. Un coup d'oeil furtif sur ma droite me permit d'apercevoir la sonnette en laiton que j'aurais pu actionner si je ne m'étais laissé envahir par une certaine nonchalance, et le rai de lumière provenant de l'entrée me permit de lire en toute hâte l'inscription ornant la petite plaque dorée : "DOMAINE DES GRANDS SAULES". M.P. : "Monsieur d'Ambrosio je présume ?" V.A. : "C'est exact, bonjour madame, ou plutôt bonsoir" M.P. : "Enchantée. Je suis Marève Plantier. Mais donnez-vous la peine d'entrer." V.A. : "Je vous remercie. J'aurais souhaité arriver avant la tombée de la nuit, mais mon voyage a été plus difficile que je ne l'avais prévu" M.P. : "Ne vous excusez pas. Cela n'a pas la moindre importance, il vous reste largement le temps de vous installer avant le souper, et de prendre un peu de repos. Vous n'avez que ce sac pour voyager ?" V.A. : "Oui, j'ai prévu assez peu d'effets, comme vous me l'aviez d' ailleurs conseillé." M.P. : "C'est parfait ainsi. Si vous le voulez bien, nous allons passer à l'étage, je vais vous conduire à votre chambre." V.A. : "Volontiers, je vous suis." VINCENT DANS SA CHAMBRE (Vincent marche lentement sur le plancher en bois, dans son immense chambre. Musique "arrivée au domaine") J'avais plaisir à arpenter le sol de cette pièce aux dimensions pour moi inédites. L'odeur des boiseries, pourtant discrète, m'enivrait. Je n'avais gardé pour tout éclairage que les trois appliques, et je marchais avec délices dans cette chambre, dans MA chambre, tout au moins pour quelques jours. Cela me paraissait soudain bien court... Aurais-je le temps de vraiment profiter de ces lieux, de bien m'imprégner de cette troublante atmosphère de sorte à ne pas en garder qu'un souvenir lointain et approximatif ? Soudain, un petit bruit attira mon attention, cela semblait provenir de la porte du mur de droite, face au lit, probablement une communication entre deux chambres, puisqu'il n'y avait que des chambres à coucher à l'étage, et une seule salle d'eau au bout du couloir. Je m'approchai, et, tentant de ne pas rompre le rythme de ma promenade, essayai presque machinalement d'ouvrir cette porte qui m'intriguait depuis mon arrivée en ces lieux. Elle avait attiré mon attention car elle tranchait avec les autres boiseries, toutes richement sculptées et soigneusement cirées. Cette porte, elle, était mate, presque poussiéreuse. Et sa simplicité, sa rusticité contrastait avec la décoration chaleureuse, presque baroque, du reste de ma chambre. Quelle ne fut pas ma surprise quand je compris qu'elle n'était pas verrouillée, et que celle-ci s'entrouvrit subitement, venant buter sur ma chaussure gauche. Persuadé que mon geste allait se solder par un refus d'ouverture, je n'avais pas pris la peine de me reculer, et avait presque perdu l'équilibre. Heureusement, je pus me raccrocher à la poignée, soulagé de rester hors de vue de l'éventuel voisin, même si celui-ci devait, s'il existait bel et bien, se demander ce que signifiaient ces bruits incongrus et cette intrusion manquée. J'esquissais donc un pas en arrière et pris soin de poursuivre l'ouverture de la porte dans un mouvement aussi fluide et régulier que possible. Je découvris une chambre bien plus petite que la mienne, à la décoration troublante de simplicité, et où, fait étrange, toutes les lumières étaient allumées sans que je n'aie aperçu aucune lueur en provenance de la serrure ou de dessous la porte alors que je me promenais dans ma chambre, et surtout sans que je ne distingue dans cet espace pourtant réduit la moindre forme humaine. Ce n'est qu'en franchissant le seuil de la porte que j'aperçus, plaquée contre le mur à environ un mètre à gauche de l'ouverture de la porte, une fillette d'une huitaine d'années qui paraissait aussi impressionnée que moi. Je compris enfin, avec un peu de retard, que cette chambre était celle d'un enfant. Le lit était probablement de la taille de cette fillette, les jouets traînant ça et là vraisemblablement les siens, et les quelques photographies d'animaux qui ornaient les murs semblaient ne plus se trouver là par faute de goût. RENCONTRE AVEC MARIE V.A. : "Bonjour, je suis désolé de t'avoir fait peur, je ne pensais pas que la porte était ouverte. Je m'appelle Vincent. Et toi ?" M.V. : "Moi c'est Marie. Marie Verneuil. Et toi, c'est Vincent comment ?" V.A. : "Vincent d'Ambrosio." M.V. : Tu es noble alors ? V.A. (riant) : "Non, je ne pense pas. Enfin, pas que je sache. Tu sais, je ne connais pas grand'chose de ma famille." M.V. : "Alors, t'es comme moi. Moi, je n'ai pas de parents, c'est mme Plantier qui me garde en attendant." V.A. : "En attendant quoi ?" M.V. : ben, en attendant... Je peux regarder ta chambre ? D'habitude, j'ai pas le droit, mais aujourd'hui ils ont oublié de fermer en faisant ta chambre, alors j'ai déjà regardé par la porte avant que tu viennes, mais j'ai pas osé rentrer. V.A. : "D'accord, tu peux venir. Moi aussi j'étais en train de la regarder. Elle est drôlement grande, cette chambre... M.V. : (malicieuse) "Oui, j'ai vu que tu te promenais pas mal, je regardais par le trou de la serrure..." (rires) V.A. : "Ah, il me semblait bien avoir entendu une petite souris derrière la porte !" M.V. : "Tu vois, à côté de ton lit, sur le mur, le tableau, et ben j'ai la même peinture dans ma chambre !" LA TOILE Je n'avais pas prêté attention à cette toile. C'était une peinture sur velours noir, représentant une lune immense et luisante se reflétant dans un bassin, probablement celui d'un parc ou d'un jardin public. Un couple se tenait assis sur un banc près du bassin, tandis qu'un oiseau exotique à gauche au premier plan semblait prendre la pose. Le sujet et les couleurs auraient pu me faire évoquer certains tableaux que je qualifierais d'ésotériques, dont la présence ici, aux "Grands Saules", ne m'aurait guère surpris, mais le couple et le volatile étaient représentés de façon si naïve qu'ils ôtaient à l'oeuvre tout mystère. Sur un petit pont traversant le bassin, j'aperçus un chat qui, assis, fixait l'astre quasi-obèse et omniprésent. Je détachai non sans difficultés mon regard de cette scène pour me diriger vers la chambre de Marie. Après lui en avoir demandé l'autorisation, j'allais en inspecter les murs à la recherche du tableau jumeau. Il était bien là, à gauche de son lit, à hauteur de ses yeux donc bien plus bas que celui qui se trouvait dans ma chambre. J'étais extrêmement troublé, car celui-ci était effectivement semblable en tous points à l'autre, et, ayant quelques rudiments de peinture, je savais que le velours était une matière difficile à travailler, et qu'il était extrêmement rare de trouver plusieurs exemplaires d'une même toile réalisés sur ce type de support. LA SEPARATION M.V. : "Tu vois ? Je te l'avais dit ! C'est le même ! Je l'aime bien, ce tableau. Il me parle la nuit, alors je n' ai jamais peur." V.A. (amusé) : "Ah bon ? Il te parle ?" M.V. : "Oui, enfin des gens s'en servent pour me parler. Tu verras, le tien il te montrera peut-être... Et puis la nuit, il éclaire. La lune devient jaune et toute brillante, comme les vers..." V.A. : "Les vers luisants ?" M.V. : "Oui, les vers... Bon, allez, va dans ta chambre maintenant, parce que c'est bientôt l'heure de manger, et on va venir nous appeler. Je ne veux pas me faire gronder." V.A. : "OK, à plus tard..." LE DINER DU PREMIER SOIR Le dîner se déroula dans une ambiance très détendue. Nous étions onze à table : notre hôtesse, madame Plantier, notre précepteur, monsieur Cox, un autre instructeur, monsieur Bastien, et huit stagiaires, dont je faisais partie. Nous étions aux Grands Saules pour dix jours, il s'agissait d'un stage "d'épanouissement personnel" dont j'avais entendu parler par des amis qui connaissaient bien monsieur Cox. Venant de traverser une période douloureuse de mon existence, je m'étais dit : "pourquoi pas ?" et m'étais inscrit il y a trois mois. La liste d'attente n'était pas très importante car les tarifs l'étaient, mais l'endroit et l'encadrement semblaient pour l'instant être à la hauteur de mes espérances. Les autres stagiaires semblaient plutôt inexistants, prêts me semblait-il à tout accepter de la part de nos hôtes qui n'avaient heureusement pas l'air disposés à dispenser leur savoir à des êtres molassons, mais qui semblaient véritablement préférer se trouver face à des gens de caractère, quitte à devoir gentiment bousculer nos habitudes, voire même nous provoquer quelque peu. Je n'avais pas revu Marie, je supposais qu'elle devait prendre son dîner aux cuisines avec le personnel. Je ne la revis plus avant de prendre congé de mes hôtes et camarades de stage. En regagnant ma chambre, n'entendant aucun bruit alentour, je décidai de ne pas la déranger, pensant qu'elle devait déjà dormir. LA PREMIERE NUIT Quand j'ouvris les yeux, il devait être cinq heures du matin. Il faisait assez chaud la veille, et j'avais entrebaillé la fenêtre. La brise et une petite fra cheur me réveillaient souvent en cours de nuit. En me tournant vers la fenêtre, j'aperçus Marie, allongée à mes côtés, sur les draps. Je ne m'en étais pas aperçu, mais elle me tenait la main. Elle avait replié un des oreillers pour pouvoir, me semblait-il, fixer le miroir face au lit, à droite de la porte de communication, ce que je m'empressai également de faire. Je nous aperçus, dans la lumière bleutée que filtraient les voilages, et je vis aussi le tableau qui lui aussi nous éclairait d'une lumière jaunâtre du plus bel effet. On ne voyait qu'elle, cette lune phosphorescente, incandescente, ronde à craquer. Puis, petit à petit, le reste de la toile se dessinait. Vu d'ici, plus rien ne dissimulait la magie de cette oeuvre : l'oiseau avait un regard intense et expressif, et le couple semblait se mouvoir tant il rayonnait. Je pensai même un instant avoir vu le chat incliner la tête, mais il s'agissait probablement d'un effet de lumière dû à un reflet ou à la fatigue. Nous étions beaux également, Marie et moi, avec ce double éclairage qui donnait à nos visages cette dissymétrie qui accentue la profondeur du regard et permet de voir au-delà des apparences. Je commençais à m'assoupir quand je crus entendre la voix de Marie, mais n'avais plus la force de lui répondre... (musique new age mozplaq) M.V. : "Tu dors ?" V.A. : "..." M.V. : "Je me sens bien... Tu vois, on ne peut pas avoir peur ici, on n'est jamais seuls..." (Voix de Moonwalkers) (solo de guit + basse de Moonwalkers au loin + seventh gate) 2è JOUR - LE PREMIER COURS Monsieur Cox étit un quadragénaire aux traits marqués, à la peau hâlée et aux cheveux d'un noir intense. Il avait un tempérament posé mais assez extraverti, et le courant semblait passer avec la totalité des stagiaires. Son discours, empreint d'un humanisme certain, m'avait fort intéressé, mais me paraissait déjà intégré, presque oublié. Non pas qu'il me paraisse de peu d'intérêt, mais il me semblait déjà en avoir assimilé toute la substance au cours de mon cheminement personnel. D'ailleurs, contrairement aux autres stagiaires, qui semblaient boire les paroles de notre précepteur et admirer profondément sa culture ainsi que son aisance, sa facilité d'expression et l'apparente force de son caractère et de sa conviction, j'écoutais monsieur Cox comme on écoute un ami proche raconter une anecdote amusante, ou relater des faits anodins. J'aurais même eu tendance à le trouver quelque peu prétentieux ou hâbleur, si mon esprit n'était occupé à vagabonder ailleurs, à grapiller des bribes de souvenirs, des réminiscences fugaces et symboliques du délicieux voyage que j'avais accompli la nuit précédente. 2è JOUR - JEUX D'EAU (bruits de gens qui se baignent, s'aspergent, jouent... rires, projections d'eau...) Marie se trouvait de l'autre côté du ruisseau, seule. Comme j'étais de toutes façons trempé, je décidai de traverser à la nage pour la saluer de plus près. M.V. : "Salut Vincent ! Alors, c'était bien votre cours ?" V.A. : "Oui, pas mal ! Et toi, qu'as-tu fait ce matin ?" M.V. : "J'étais voir les Vallier. C'est les voisins, ils ont une ferme avec tout un tas d'animaux... Souvent, je vais m'occuper d'eux le matin. Je leur donne à manger, je brosse Akina, la jument. Je me fais mordre par les lapins !" (rires) V.A. : "Tu es venue me voir cette nuit ? J'ai du mal à me rappeler si c'était un rêve ou si tu es vraiment venue t'allonger près de moi quand je dormais. M.V. : "Oui, j'étais là, je voulais que tu voies et que tu entendes..." V.A. : "Tu peux m'en dire un peu plus ?" M.V. : "Euh... pas vraiment ! Mais tu sais, il n'y a pas grand'chose à dire, c'est comme les animaux, quand je vais les voir, ils ne me racontent rien, pourtant on se comprend !" V.A. : "Bon, alors moi aussi, je te comprends !" (rires) LA LECON DE MONSIEUR BASTIEN Monsieur Bastien, la trentaine souriante, avait un visage poupon et des cheveux châtain clairs, légèrement bouclés. Son premier cours consistait à explorer nos facultés adaptatives et intuitives dans une situation de détente et de relaxation. Après de longues minutes de silence, il prit la parole pour donner le départ d'une sorte de jeu de mots, où chacun d'entre nous prenait successivement la parole pour énoncer un mot ou une idée qui lui venait à l'esprit après avoir entendu le stagiaire précédent s'exprimer. M.B. : "Terre" S1 : "Fertile" S2 : "Croissance" S3 : "Maturité" S4 : "Maternité" V.A. : "Enfant" S6 : "Espoir" S7 : "Lueur" S8 : "Lumière" S1 : "Brillant" S2 : "Etincelle" S3 : "Déclic" S4 : "Solution" V.A. : "Enigme" S6 : "Doute" S7 : "Malaise" S8 : "Dépression" S1 : "Baromètre" S2 : "Météo" S3 : "Informations" S4 : "Désinformation" V.A. : "Propagande" S6 : "Trahison" S7 : "Crime" S8 : "Punition" S1 : "Jugement" S2 : "Divin" S3 : "Croyance" S4 : "Conviction" V.A. : "Intimité" S6 : "Solitude" S7 : "Lassitude" S8 : "Fin" LE DINER DU DEUXIEME JOUR Nous dînions ce soir en discutant de la journée écoulée. Monsieur Cox nous demanda à chacun la raison de notre présence ici, ce qui nous avait motivé à nous inscrire à ce stage. Le même thème revenait sans cesse : solitude. Difficultés à s'assumer, besoin d'autrui. Mon tour arrivé, je ne savais plus trop quoi dire, j'évoquai mes problèmes passés, avouai être venu un peu par hasard, peut-être pour essayer de comprendre pourquoi, malgré mon apparente sociabilité, je pensais être quelqu'un de profondément misanthrope. Puis je finis par dire que cette première journée m'avait presque métamorphosé, non pas tant suite à l'enseignement qui nous avait été dispensé, mais que le déclic s'était en fait produit la nuit précédente. Madame Plantier et nos deux instructeurs me répondirent en souriant que le choix de l'endroit n'avait pas été le fruit du hasard, et que le fait de me retrouver ici, la nuit, face à moi-même, me permettait de trouver la solution à mes problèmes. Ils m'assurèrent en outre que la nuit à venir allait m'être encore plus profitable... Deuxième nuit Arrivé dans ma chambre, je frappai discrètement quelques coups à la porte de Marie. Comme aucune réponse ne se faisait entendre, j'ouvris doucement la porte et entrai. Comme dans ma chambre, seules les appliques étaient allumées, mais Marie n'était pas là. Le tableau trônait à côté d'un lit défait mais vide. Je remarquai une porte sur le mur opposé, tout près de la fenêtre. En m'approchant, je vis un petit escalier de bois, assez pentu, et m'y engageai précautionneusement, en appelant à voix basse "Marie... Marie ?" M.V. : "Oui, je suis là... Chut !" Marie était là, dans ce grenier sombre et poussiéreux, à peine éclairé par une ampoule grésillant périodiquement et qui semblait vouloir retenir sa lumière. Elle se tenait debout, en chemise de nuit, face à la lucarne, entourée d'un indescriptible fatras, de surcroît malodorant. J'étais terrifié, sans savoir exactement pourquoi, regardant sans cesse autour de moi pour m'assurer que la présence angoissante que je ressentais, menaçante, n'était que le fruit de mon imagination et la séquelle d'une trop grande consommation de cassettes vidéo de séries Z. M.V. : "On la voit à peine cette nuit. Il y a des nuages. Je n'aime pas trop ça, les nuages. Je préfère quand il y a un peu de brume, et que sa lumière diffuse." V.A. : "Tu ne veux pas redescendre te coucher ? C'est un endroit un peu sordide, non, pour y venir la nuit ?" M.V. : "Oh, j'ai l'habitude, j'y viens souvent, c'est mon coin." En descendant, je jetai un dernier coup d'oeil à la lucarne. J'y vis mon reflet, le visage légèrement de profil, se surimprimant de façon parfaite à la lune qui venait de se découvrir de son écharpe nuageuse, et qui avec mes attributs me faisait penser à ces livres pour enfants où elle est toujours représentée avec des yeux, un nez et une bouche... Cette vision me fit tressaillir, puis après quelques instants mon esprit s'apaisa et une étonnante sérénité m'envahit. Marie vint s'endormir à mes côtés comme la nuit passée. Et ce fut ainsi durant neuf autres nuits, sans que la dernière ne me laisse le goût amer d'un bonheur qui s'achève. Pourtant, le lendemain de la dernière nuit au domaine, une surprise m'attendait, qui aurait pu me paraître bien désagréable. En me réveillant, je balayai la pièce du regard, comme tous les matins depuis maintenant dix jours, quand mes yeux s'arrêtèrent brusquement sur le mur d'en face, en même temps qu'une grande stupeur m'envahit. La porte de Marie avait disparu, laissant la place à un meuble à tiroirs, semblable à un semainier, en plus haut. Ce meuble, à priori en noyer, était assez étroit, et n'aurait pu complètement masquer la porte. Je me levai et tentai malgré tout de le déplacer afin d'examiner le mur, mais mes doigts ne rencontrèrent qu'un papier peint froid et de petites percussions des doigts me montrèrent bien qu'une porte n'avait décidément pas pu se trouver hier à cet endroit. Je replaçai le meuble aux onze tiroirs, remplis de vieux ouvrages aux titres obscurs contre le papier lie de vin, et m'en retournai, perplexe, vers le valet où se trouvaient mes vêtements. Nous fûmes tous les huit chaleureusement salués par notre hôtesse et nos instructeurs, et mon séjour aux grands saules s'acheva ainsi dans la sérénité. J'avais le sentiment de partir en emmenant Marie avec moi, ce qui m'aida à me séparer du groupe. Je revins aux grands saules l'année suivante, dans une forme resplendissante, avec l'espoir de revivre des moments aussi forts. J'en repartis un peu déçu cette fois, sans nouvelles de Marie...